Je me vois, petit, devant ma télé cathodique, avec les jambes qui touchent pas terre quand je suis assis sur le canapé, en train de déguster mes chocapics matinaux. Je suis tout content parce qu’à la télé il y a une pelletée de dessins animés. Entre deux schrountch schrountch de mastiquage chocolaté, il y a une annonce qui me fait trépigner : « Tout de suite sur Tfou c’est Pokémon ! » Oui, quand on est petit il nous en faut peu.
Maintenant j’ai 28 ans, je bois du café et le matin je me fais abrutir par « Il y a eu un attentat suicide à tel endroit ». Autant dire que niveau bonheur on a largement perdu. Seulement j’ai à ma disposition un téléphone portable. Je tweete, j’envoie des mails, des SMS. Mais depuis hier, j’ai téléchargé l’appli « Pokémon Go ».
Pokémon Go, c’est un moyen de me remettre les larmes aux yeux en pensant à mon enfance heureuse, en contraste direct avec ma vie d’adulte aussi fun que de skier sur des galets sous la grêle. En voyant la bande annonce (VISIBLE ICI), j’ai trépigné avec ma tartine de confiture d’abricots (ouais je suis gourmet maintenant). On allait nous promettre de se balader dans la vraie vie et de croiser des petites bêtes virtuelles pour les capturer. J’allais forcément avoir l’air très intelligent devant mon smartphone mais je sentais à nouveau ce petit goût de chocapic dans ma bouche et surtout, du bonheur.
Dimanche dans la fin de matinée, je me réveille, l’épi au rendez-vous, et vais prendre le petit déjeuner. Sur mon téléphone, des tas de messages et SMS. Plus que pour mon anniversaire. J’espère qu’il n’est rien arrivé…et soudain « Pokémon Go est maintenant disponible sur votre mobile ».
Je fais mon ménage à fond comme tous les dimanches, et laisse mon portable se recharger à bloc (l’appli consomme beaucoup). Avant de sortir, je crée mon personnage dans l’appli, et boum, un salamèche apparaît dans ma chambre. Un salamèche c’est une salamandre, avec une queue en feu. Logique. J’appuie en bas de l’écran sur la pokéball (une capsule bicolore pour capturer les pokémons), et la lance d’un geste vers le haut de l’écran en plein sur la tite bestiole. Elle est aspirée dans un rayon lumineux, et après quelques petits mouvements de la ball, est capturée. C’est mon « starter », mon premier pokémon. Tout de suite après je me fais assaillir, encore chez moi, par d’autres bestioles, que j’ajoute à ma collection.
Dehors, les gens sont principalement en train de jouer. Par petits groupes, de jeunes, de vieux, de femmes, d’hommes, certains promènent leur chien, d’autres sont en rollers, en vélo…les chaînes info se félicitaient de voir les « geeks » sortir mais là c’est même surprenant pour moi.
Ils sont séparés en trois équipes virtuelles. La team Valor (rouge), la team Mystic (bleue) et la team Instinct (jaune) – la mienne. En sortant du tram en centre ville, je constate que sur la carte (de Bordeaux, toutes les villes où vous pouvez vous trouver sont géolocalisées et remplies de trucs à faire), je suis près d’un « pokéstop ».
C’est un endroit, devant un monument ou un point d’intérêt de votre ville, que vous allez devoir localiser pour faire glisser vos doigts sur un genre de roulette et obtenir divers objets. Découvrir sa ville devient vraiment amusant, car on apprend même des choses. Tiens, une sculpture cachée derrière une fontaine, un parc avec une espèce de fleurs bien particulière, là c’est une maison à architecture non visible de la rue… Sans oublier que pendant ce temps, vous voyez apparaître autour de vous des pokémons que vous pouvez capturer. Pendant que je prenais une ancienne pompe a essence pour cible de pokéstop, mon téléphone vibre, des ados courent dans la rue. « Il est là ! » Et ils se mettent à lancer des pokéballs sur quelque chose. Subitement moi aussi je l’ai sur mon portable. Un insécateur, sorte de mante religieuse aux patounes tranchantes. Hop, capturé.
Plus loin je découvre une plaque sur un mur d’une habitation historique de ma ville, après avoir ragé comme pas permis contre un pokémon volant qui se foutait bien de moi en esquivant toutes mes balls. Une dizaine de jeunes partent subitement en courant en lançant un « Il est au jardin public ! ». Les policiers en arme mettent la main au holster, croyant qu’ils fuient un danger. Un des jeunes les salue et leur dit « On a un ronflex là bas ! » Un ronflex, c’est comme un gros ours de manga, qui a l’habitude de dormir et de peser très lourd, d’où son nom. Il est assez rare, et peut « dépopper » (disparaître) à tout moment. Il fait trop chaud pour moi pour courir.
Je continue mon expédition, croisant des gens de tous horizons qui font un petit geste de la tête quand on comprend ce que l’on fait la même chose. Il y a des médecins, une chercheuse en sciences du comportement, un géologue, des touristes, un étudiant, des lycéens, des mères de famille, des enfants…même des retraités, heureux comme tout. Ca fait chaud au cœur de voir les gens heureux et dehors, en groupe et sans préjugés.
Au bout d’un moment, je commence à avoir bien mal aux jambes. Je regarde l’heure, ça fait quatre heures que je me balade dans Bordeaux. J’ai fait 22 kilomètres à pied, et ai découvert une bonne dizaine de nouvelles choses dans ma ville. C’est assez amusant. Alors que je rentre chez moi je récupère encore quelques pokémons, et passe devant le jardin public de Bordeaux. Noir de monde. Mais vraiment. Des gens de partout, avec leur portable aussi, en train de remplir la zone de leurres, des objets permettant, sur un pokéstop (vous savez déjà ce que c’est) d’attirer les pokémons. Du coup, au vu de la concentration sur les lieux, ça pullule. Le long des grilles, mon téléphone vibre huit fois. Je capture un nonoeuf (un groupe d’oeufs) et d’autres bestioles. Une personne âgée et une petite fille sont près d’un arrêt de bus et me regardent. La petite fille me demande alors de l’aider à capturer un Roucool, un pigeon évoluant plus tard en un Roucoups, puis un Roucarnage, un pokémon mythique pour les joueurs sur Game Boy à l’époque. Elle sautille de joie en montrant à sa grand mère le Pokédex (encyclopédie virtuelle des pokémons capturés) avec le Roucool attrapé. Elle me serre de toutes ses forces et monte dans le bus. Je suis heureux également.
En rentrant chez moi, j’ai les mollets qui piquent méchamment. J’ai pris quelques coups de soleil et j’ai grand soif. Mais je suis retombé en enfance une après midi. Le soir je regarde de temps en temps de chez moi la zone. Un peu plus loin, des joueurs se disputent l’arène (lieu où se combattent les pokémons des joueurs pour établir la dominance de son équipe) du quartier. Alors que je fais ma sauce pour ma batavia et mes tomates avec des herbes, un pikachu apparaît dans mon salon.
Le lendemain, après une nuit à dormir comme une pierre à cause de la marche, je me balade. Un papy amusé de me voir pianoter regarde avec attention le Papillusion (papillon violet) qui volette devant moi en réalité virtuelle. Il me dit « ça par exemple ! Je ne le voyais pas ! » on rigole, et il me regarde l’attraper. Il est captivé sans tomber dans la vieille rengaine du « à mon époque on avait seulement une orange à Noël ».
Je suis ensuite repassé dans le jardin public pour poser mes jolies petites fesses musclées dans l’herbe, et profiter des leurres lancés par les autres joueurs. Les pokémons sortent de partout et sont bien coriaces. mais je remplis encore mon sac de bestioles.
Que dire après deux jours de participation ? Que le jeu est, comme l’annoncent les créateurs de l’appli, encore qu’à 10 % de ses capacités. Il y a encore bien plus de pokémons à ajouter, un système bien plus poussé à ajouter pour les combats et pourquoi pas des échanges. Bref, de quoi entretenir la « hype » et éviter que les gens ne se lassent. Les gens, d’ailleurs. Il y en a trois types. Les joueurs, qui courent dès qu’ils apprennent qu’un pokémon rare est disponible dans le coin, qui rigolent et qui apprennent à s’entraider, les gens qui voient ça de loin en se demandant ce qui se passe mais qui sont quand même content de voir des gens amusés. Et la dernière catégorie, celle des « péteurs plus haut que leur cul » qui voient dans une technologie qui leur échappe, une mauvaise chose et se prennent pour de mauvais philosophes type BHL à développer des critiques stériles et inutiles sur « gnagnagna ils communiquent pas, et en plus il rigolent c’est pas bien ».
Oui c’est un passe temps vidéoludique, vous prenez ça pour un truc de gamin ? Venez à la maison, j’ai grandi avec Pokémon mais mes étagères sont pleines de bouquins. Je suis persuadé qu’il ne me faut pas trente plombes pour allumer une télé et que je sais faire autre chose que de marteler aux autres que « oui nous sommes dans une période sombre, la jeunesse doit faire face ». D’une, la jeunesse n’a pas attendu pour s’amuser, relever la tête et profiter du moment présent, et de deux, les gens sont heureux, sont ensemble, fraternisent et SORTENT. Pourquoi vous avez ce besoin de l’ouvrir pour casser ce moment ? Ca ne vous plaît pas, ok, c’est votre choix, mais ne venez pas cancaner pour en plus rabaisser les gens qui sont heureux.
Dans mon quartier, tous les jeunes et les moins jeunes se retrouvent et font des trucs ensemble. Bon, ok c’est encore au stade de « n*que sa mère y’a un pokémon là bas wesh » mais ils ne « s’ennuient » plus. Ils partent en vadrouille, c’est la première fois que le quartier est aussi calme, un vrai miracle.
Donc si l’envie vous prend d’aller gueuler contre des gens heureux ou lever les yeux au ciel parce qu’encore une fois vous vous sentez supérieur ou exclu de ce phénomène, très bien, mais allez gueuler dans votre groupe à vous, pas dans les nôtres. Laissez nous la joie et l’allégresse. Gardez l’aigreur et votre compétition interminable de « c’est qui qui a la plus longue ».
En attendant je suis heureux de voir des gens de tous âges et horizons rire s’amuser et partager. Il y a même des touristes qui viennent parler en anglais aux autres, c’est amusant. Et il y a même des couples qui se forment. Il serait bête de se dire que « c’est un truc de geek ». Parce que les geeks ne sont pas des terroristes, ce sont juste des gens qui eux ont pour cette fois trouvé comment s’amuser de manière légère. Et par les temps qui courent, c’est déjà pas si mal !